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mardi 9 septembre 2014

Henry Kissinger sur la formation d’un Nouvel Ordre Mondial

kissinger
Le 29 Août 2014,
Le concept qui a sous-tendu l’ère géopolitique moderne est en crise
La Libye connait une guerre civile, les armées fondamentalistes sont en train de bâtir un califat autoproclamé à travers la Syrie et l’Irak et la jeune démocratie en Afghanistan est au bord de la paralysie. A ces troubles se sont ajoutées une résurgence des tensions avec la Russie et une relation avec la Chine divisée entre les promesses de coopération et la récrimination publique. La notion d’ordre qui a soutenu l’ère moderne est en crise.
La recherche de l’ordre du monde a longtemps été définie presque exclusivement par les concepts des sociétés occidentales. Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis -renforcés par leur économie et par la confiance nationale- ont commencé à prendre le flambeau du leadership international et ont ajouté une nouvelle dimension. Nation fondée explicitement sur une idée de gouvernance libre et représentative, les États-Unis ont identifié leur propre ascension avec la propagation de la liberté et de la démocratie et ont crédité ces forces avec une capacité de parvenir à la paix juste et durable. L’approche européenne traditionnelle à l’ordre avait vu les peuples et les Etats comme intrinsèquement concurrentiels; pour limiter les effets de leurs ambitions qui s’entrechoquent, elle s’est appuyé sur un rapport de force et un concert d’Etat éclairés. L’opinion publique Américaine considérait les peuples intrinsèquement raisonnables et inclinait vers des compromis pacifiques et de bon sens; la propagation de la démocratie était donc l’objectif global de l’ordre international. Les marchés libres doivent élever les individus, enrichir les sociétés et mettre en place l’interdépendance économique au lieu des rivalités internationales traditionnelles.
Cet effort pour établir l’ordre du monde s’est à bien des égards concrétisé. Une pléthore d’Etats souverains indépendants régissent la plupart des régions du globe. La propagation de la démocratie et de la gouvernance participative est devenue une aspiration partagée sinon une réalité universelle; les communications globales et les réseaux financiers fonctionnent en temps réel. Les années de 1948 jusqu’au tournant du siècle ont marqué un bref moment dans l’histoire humaine où l’on pouvait parler d’un ordre mondial global naissant composé d’un amalgame de l’idéalisme américain et des concepts européens traditionnels de l’Etat et de l’équilibre du pouvoir. Mais de vastes régions du monde n’ont jamais partagé et ont seulement acquiescé à la conception occidentale de l’ordre. Ces réserves sont en train de devenir explicite, par exemple, dans la crise en Ukraine et dans la mer de Chine du Sud. L’ordre établi et proclamé par l’Occident se trouve à un tournant.
Tout d’abord, la nature même de l’Etat -l’unité formelle basique de la vie internationale- a été soumis à une multitude de pressions. L’Europe a entrepris de dépasser l’état et de fabriquer une politique étrangère fondée principalement sur les principes de la puissance douce. Mais il est douteux que les revendications de légitimité séparées d’un concept de stratégie puissent maintenir un ordre mondial. Et l’Europe ne s’est pas encore donné à elle-même les attributs d’Etat, offrant une vacance de pouvoir interne et un déséquilibre de pouvoir le long de ses frontières. Dans le même temps, certaines parties du Moyen-Orient se sont dissoutes en éléments sectaires et ethniques en conflit les uns avec les autres; les milices religieuses et les pouvoirs qui les soutiennent violent les frontières et la souveraineté à volonté, produisant le phénomène d’États déchus qui ne contrôlent pas leur propre territoire.
Le défi en Asie est à l’opposé de l’Europe: les principes de balance-de-pouvoir prévalent indépendamment sur un concept convenu de légitimité, ce qui conduit à certains désaccords à la limite de l’affrontement.
Le conflit entre l’économie internationale et les institutions politiques qui la régissent ostensiblement à aussi affaiblit le sens de l’objectif commun nécessaire pour l’ordre mondial. Le système économique est devenu mondial, tandis que la structure politique du monde reste fondée sur l’État-nation. La mondialisation économique, dans son essence, ne tient pas compte des frontières nationales. La politique étrangère les affirme, cherchant même à concilier des objectifs ou des idéaux nationaux contradictoires à l’ordre mondial.
Cette dynamique a produit des décennies de croissance économique soutenue ponctuée par des crises financières périodiques d’une intensité apparemment grandissante: en Amérique latine dans les années 1980; en Asie en 1997; en Russie en 1998; dans les États-Unis en 2001 et de nouveau à partir de 2007; en Europe après 2010. Les gagnants ont quelques réserves à l’égard du système. Mais les perdants -tels ceux qui sont coincés dans des désordres structurels, comme cela a été le cas pour le secteur sud de l’Union européenne- cherchent leurs remèdes par des solutions qui renient, ou au moins font obstacle, au fonctionnement du système économique mondial.
L’ordre international est donc confronté à un paradoxe: Sa prospérité dépend de la réussite de la mondialisation, mais le processus produit une réaction politique qui travaille souvent à l’encontre de ses aspirations.
Un troisième échec de l’ordre mondial actuel, tel qu’il existe, est l’absence d’un mécanisme efficace permettant aux grandes puissances de se consulter et éventuellement de coopérer sur les questions les plus conséquentes. Cela peut sembler une étrange critique à la lumière des nombreux forums multilatéraux qui existent, plus avancés qu’à n’importe quel autre moment dans l’histoire. Pourtant, la nature et la fréquence de ces réunions vont à l’encontre de l’élaboration de la stratégie à long terme. Ce procédé permet un tant soit peu, au mieux, une discussion sur les questions tactiques en suspens et, au pire, une nouvelle forme de rencontre au sommet comme un colloque de « réseau social ». Une structure contemporaine des règles et normes internationales, si elle se veut pertinente, ne peut pas simplement être confirmée par des déclarations communes; il doit être encouragée comme une question de conviction commune.
La sanction de l’échec ne sera pas autant une guerre majeure entre les Etats (même si dans certaines régions cela reste possible) qu’une évolution en sphères d’influence identifiées par certaines structures nationales et des formes de gouvernance. A ses extrémités, chaque sphère serait tentée de tester sa force contre d’autres entités considérées comme illégitimes. Une lutte entre les régions pourrait être encore plus débilitante que ne le fût la lutte entre les nations.
La quête contemporaine de l’ordre du monde nécessitera une stratégie cohérente pour établir un concept de l’ordre dans les différentes régions et relier ces ordres régionaux à l’autre. Ces objectifs ne sont pas forcément auto-conciliants: Le triomphe d’un mouvement radical pourrait amener l’ordre dans une région tandis qu’il met en place des turbulences dans toutes les autres. La domination d’une région par un pays militairement, même si elle apporte une apparence d’ordre, pourrait produire une crise pour le reste du monde.
Un ordre mondial des Etats affirmant la dignité des personnes et la gouvernance participative, et coopérant internationalement, conformément aux règles convenues, peut être notre espérance et devrait être notre inspiration. Mais la progression vers celui-ci devra être soutenue par une série d’étapes intermédiaires.
Pour jouer un rôle responsable dans l’évolution de l’ordre mondial du 21ème siècle, les États-Unis doivent être prêts à répondre à un certain nombre de questions pour lui-même: Qu’est-ce que nous cherchons à éviter, peu importe comment ça se passe, et si nécessaire tout seul ? Qu’est-ce que nous cherchons à atteindre, même sans être soutenus par un effort multilatéral ? Qu’est-ce que nous cherchons à atteindre, ou empêcher, uniquement avec le soutien d’une alliance ? Dans quoi ne devrions nous pas nous engager, même poussés par un groupe multilatéral ou une alliance ? Quelle est la nature des valeurs que nous cherchons à faire avancer ? Et à quel point l’application de ces valeurs dépend des circonstances ?
Pour les États-Unis, il faudra penser sur deux niveaux apparemment contradictoires. La célébration de principes universels doit être couplée avec la reconnaissance de la réalité des histoires, des cultures, des visions, et de la sécurité des autres régions. Même si les leçons de décennies difficiles sont observées, l’affirmation de la nature exceptionnelle de l’Amérique doit être soutenue. L’histoire n’offre aucun répit aux pays qui réservent leur sens de l’identité au profit d’une course apparemment moins ardue. Mais il n’y a pas de garantie de succès pour les convictions les plus élevées en l’absence d’une stratégie géopolitique globale.
Henry Kissinger a servi de conseiller à la sécurité nationale et fut secrétaire d’État sous les présidents Nixon et Ford – Adapté de son livre «ordre mondial», qui sera publié le 9 septembre.
Source: The Wall Street Journal, traduction par Agence Info Libre
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